LE PILONNAGE ALCHIMIQUE

(Traduction Tsoo'Dzil)



Par Hama

2 Mai 2000

Au bout de mon 300ème courrier dans cette messagerie, j’ai pensé que je devrais écrire un petit essai sur la manière dont je vois le processus d’une adaptation. Tout ceci est basé sur mes observations personnelles, ni plus, ni moins, en tant que consommateur, de ce que sont les formes artistiques que constituent à la fois la littérature et le cinéma. Mon hypothèse de départ est que l’adaptation d’un livre à l’écran est souvent un échec, précisément à cause de la manière dont les thèmes de l’œuvre originale sont manipulés lors de l’adaptation. Ce qui a l’air de se passer, c’est qu’un thème particulier ou un point de vue philosophique, qui existent dans l’œuvre originale sont extraits, et pratiquement isolés de l’œuvre à ce qu’il semble, jusqu’à ce qu’ils deviennent tellement évidents qu'ils finissent par aveugler les observateurs. Malgré tout, ce processus aboutit également, et parfois par inadvertance, à une transformation de l’idée originale en quelque chose de totalement différent. En donnant de l’importance à un thème particulier, en se concentrant sur ce thème de manière telle que d’autres thèmes, qui mériteraient une approche au moins égale, sont, soit mentionnés de manière superficielle, soit complètement exclus, on arrive à un résultat dans lequel le thème original, dépourvu des concepts qui le soutiennent, est détruit, en partie ou en totalité. En voici un exemple :

Souvenez-vous de la supériorité des Atréides dans « Dune » de David Lynch. Dans le livre original de Frank Herbert la prestigieuse Maison des Atréides disposait d’une force de combat supérieure, et cette force n’était pas basée sur les armes, mais sur des aptitudes purement humaines. Pourquoi ? Parce que dans l’univers de Dune, toute machine qui tentait de reproduire l’esprit humain, par exemple un ordinateur, était condamnée comme appareil interdit. Ainsi la possession d’une machine dotée d’intelligence était considérée comme criminel du point de vue éthique, moral et religieux. Bien sûr, il y avait des exceptions (Ix, Richese), il y en a toujours, mais dans l’ensemble, l’empire humain décrit dans ce livre, respectait une éthique quasiment anti-machines. Les machines existaient toujours en abondance, mais elles restaient au service de l’homme, ou bien servaient à améliorer ses capacités déjà impressionnantes. Des vaisseaux étaient dirigés par certains humains talentueux, qui avaient subi une modification grâce à leur asservissement à une drogue appelée le Mélange. En utilisant cette drogue, ces navigateurs obtenaient la possiblité de voir le futur, et ainsi parvenaient à guider leurs vaisseaux en empruntant les routes les plus sûres. Il y avait des hommes, entraînés en tant que mentats, un équivalent humain des ordinateurs, qui pouvaient non seulement se souvenir de toutes les informations qu’on leur donnait, mais qui pouvaient également prévoir des événements, planifier des stratégies et déclencher des guerres sur la base des informations qu’ils avaient reçues. Il y avait ces femmes, le Bene Gesserit, entraînées à des aptitudes physiques et politiques, et qui étaient pratiquement capables de lire dans les pensées, en observant les moindres mouvements du corps. Il y avait aussi ces hommes, entraînés à l’art de la guerre, maîtres d’armes, de très haute valeur, qui pouvaient enseigner l’art du combat et des tactiques à d’autres hommes. En bref, nous avions une société féodale basée sur des aptitudes et un savoir-faire purement humains.

Dans l’œuvre originale, la raison de la destitution de la Maison des Atréides par l’Empereur, était due à la force de combat, modeste mais puissante, qu’ils avaient mise sur pied. Le problème venait du fait qu’ils menaçaient l’Empereur lui-même, parce qu’ils menaçaient l’assise de son pouvoir, une unité de combat appelée les Sardaukar, qui avaient la réputation d’être les meilleurs guerriers de tous les temps. Dans le film, ce thème a été modifié de manière à faire comprendre immédiatement au public de quoi il s’agissait. Le scénariste a inventé une nouvelle arme, le "module weirding" (il faudrait que je revois le film, je ne me souviens plus du nom du cette arme dans la version française, ndt) qui s'est retrouvée promue en tant que raison de la supériorité des Atréides au combat. Cependant en faisant cela, David Lynch a tout simplement balayé tout le fondement sur lequel l’univers de Dune existait en premier lieu. Où sont passées les aptitudes au combat ? Même les capacités merveilleusement subtiles du Bene Gesserit sont réduites à une simple téléphathie. Il existe toujours de nombreux talents humains dans le film, mais cette nouvelle invention, cette arme, le "weirding module", les fait passer au second plan. Ultime ironie : c’est une machine qui a occulté la raison principale du conflit entre l’Empereur et le Duc Leto Atréides, et en totale contradiction avec le principe de base du livre selon lequel c’est l’homme et non la machine qui a la maîtrise de la situation, c’est la machine dans le film qui occupe le devant de la scène. Alors que dans le livre la victoire finale était due aux capacités des hommes et à leur adresse, dans le film elle est acquise grâce à l’utilisation d’une arme. Dans le livre, les Fremen n’obtenaient pas la défaite des troupes de l’Empereur grâce à un arsenal supérieur, mais à travers une supériorité de leurs techniques de combat. En utilisant son marteau alchimique, le scénariste a craqué une noix en or et a découvert un noyau en plomb.

Ceci dit, je voudrais être objectif, et je vais maintenant déplacer mon attention d’une adaptation plutôt médiocre, vers un autre film qui a eu un  succès important et une grande influence dans le cinéma. Ma prochaine cible est « Blade Runner » tiré du roman de Phillip K. Dick « Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques». Dans le livre, la société décrite par l’auteur est fondamentalement différente de celle qu’on peut voir dans le film. De nombreux passages du roman n’ont pas été retranscrits dans le film, comme l’humeur qui améliore la technologie, Iran, la femme de Deckard, son mouton domestique (plus important qu’il n’en a l’air). Je ne vais pas entrer dans tous les détails de l’histoire, mais je vous suggère de le lire et de découvrir ce que l’auteur a voulu dire à l’origine. Il suffit de dire que le livre et le film ne sont pas comparables, leur mode respectif, et de nombreux thèmes dans chacun d’eux sont assez différents. L’ascension sociale dans laquelle s’engage Deckard, représentée par la fierté qu’il tire de la possession d’un animal réel, par opposition à un mécanique, en est un exemple. « Blade Runner » est un film magnifique. Tellement réussi en fait, qu’il a fini par éclipser l’œuvre originale. Dans ce cas, le marteau alchimique a réécrit l’histoire, la poursuite des répliquants, le seul survivant, bien que dans ce cas, il serait juste de dire qu’en effet, la fin justifie les moyens.

Et ainsi, nous en arrivons au « Seigneur des Anneaux ». Où le marteau alchimique va-t-il frapper cette fois ? Et bien, je crois qu’il a déjà été largement utilisé, et qu’il a modifié par sa glorieuse transformation, deux des nombreux thèmes avec lesquels Tolkien avait ficelé son récit. L’un de ces thèmes est la lutte de l’Homme contre la Machine, l’autre est la tragédie de la lente disparition des Elfes. Voilà par exemple quelques extraits pertinents qui illustrent le thème de l’Homme contre la Machine concernant Saroumane. Le premier est de Sylvebarbe :

« Je crois que je comprends maintenant où il veut en venir. Il intrigue de manière à devenir une Puissance. Il a un esprit fait de métal et de rouages, et il n’a aucune considération pour les choses qui poussent, à moins qu’elles ne soient utiles à ses objectifs personnels pour un temps.»

Le deuxième est tiré de la description d’Isengard :

« Il fut un temps où cet endroit était vert, parcouru d’avenues, de plantations d’arbres aux fruits abondants, arrosé par des cours d’eau qui descendaient des montagnes pour devenir des lacs. Mais aucune chose verte ne pousse plus ici depuis l’arrivée de Saroumane. Les routes ont été pavées avec des dalles de pierre, sombres et dures, et pour les border, au lieu d’arbres, il y a maintenant de longues files de piliers, certains en marbre, d’autres en cuivre et certains même en fer, reliés entre eux par de lourdes chaînes. »

On peut trouver d’autres exemples, mais ces deux là feront l’affaire. Ici, on peut voir deux centres d’intérêt, la nature de l’esprit de Saroumane (ce qu’il est devenu), et la nature de ses actes (comment il a modifié le monde qui l’entoure). Ainsi dans le film, ce thème a été amputé et remodelé. Les Orcs sont élevés dans des cocons, ou des cosses ! Ceci illustre, de manière très forte et en même temps très visuelle, le degré de perversion du monde que Saroumane veut gouverner pour parvenir à ses fins. Mais en faisant cela dans le film, d’autres faits, des faits abondamment décrits pour les rendre clair, par l’auteur original, ont été ignorés. Voici deux citations de l’auteur . La première vient du Silmarillion :

« les orcs se reproduisent d’après la manière des enfants d’Iluvatar. »

La deuxième vient de l’anneau de Morgoth :

« Sous la domination de Morgoth ou de ses agents, les hommes pouvaient, en quelques générations, être pratiquement réduits à l’état d’orc, et ils pouvaient ou même désiraient qu’on les accouple avec des orcs, de manière à produire une nouvelle espèce, plus grande et plus rusée. Il ne fait aucun doute que longtemps après, pendant le troisième âge, Saroumane redécouvrit ceci, ou l’apprit en étudiant la tradition, et dans sa convoitise de la maîtrise du pouvoir, franchit ce cap en accomplissant son action la plus abjecte : la reproduction entre hommes et orcs. »

Cinq secondes de film montrant un fœtus orc baignant dans une substance visqueuse. Même si cette visualisation peut paraître mineure, ce genre de rajout est symptomatique d’un plus grand problème. En faisant cette extrapolation dépourvue de subtilité, une part de la magie des Terres-du-Milieu a été mutilée. Même les créations mécaniques de Saroumane trouvent leur place dans le monde que Tolkien a créé. De grandes roues, des engins à vapeur, de la machinerie ancienne. Il y a une sensation de quelque chose qui relèverait presque de la préhistoire, même dans ces inventions. Elles appartiennent à un monde plus vieux, au contraire des cocons des orcs. Ici, nous avons une image qui rappelle le meilleur des mondes de la génétique, de l’eugénisme. Cette image serait mieux à sa place dans Huxley plutôt que dans Tolkien.

Pour avancer un peu, examinons maintenant l’importance donnée au rôle d’Arwen. Dans le but d’accorder plus de temps à l’aventure romantique entre Aragorn et Arwen, d’autres éléments, plus légitimes, de l’histoire ont été coupés. C’est le problème numéro un. Problème numéro deux, beaucoup plus grave: le choix de placer Arwen dans de nouvelles situations de manière à ce qu’elle ait plus de temps à l’écran, donc plus de possibilités de rencontre et d’interaction avec Aragorn. Il circule maintenant une rumeur selon laquelle elle rencontrerait Aragorn et les Hobbits à la clairière des Trolls, venant à l’aide de Frodon pour qu’il s’échappe en montant derrière elle sur son cheval. Nous ne savons pas si elle fait passer le gué à Frodon, mais il est certain que la présence d’Arwen, à ce moment crucial du récit, complique les choses. Frodon défie-t-il toujours le roi-sorcier depuis la rive opposée du Bruinen ? Et si oui, Arwen est-elle toujours avec lui à ce moment précis ? Et si non, que lui arrive-t-il ? Et comment la puissance grandissante de l’anneau peut-elle être montrée dans la réticence de Frodon à fuir sur le cheval elfique de Glorfindel, s’il est en fait emporté d’un endroit à l’autre par quelqu’un d’autre ? Tolkien ne manque pas de préciser, encore et toujours, dans l’histoire du Seigneur des Anneaux, que les Elfes sont parvenus au point de non-retour quant à leur implication dans les affaires des Terres-du-Milieu. Gildor le dit plus clairement que personne à Frodon dans les bois de la Comté :

« Les Elfes ont leurs propres fardeaux et leurs propres peines, et ils se sentent peu concernés par  l’histoire des Hobbits ou de n’importe quelle autre créature sur terre. »

Et Galadriel le déclare également :

« J’ai passé le test, dit-elle, je vais m’effacer, partir dans l’ouest, et je resterai Galadriel .»

Aucun Elfe ne marche dans l’armée d’Aragorn, aux portes de la terre noire, sauf Legolas et les fils d’Elrond, Elladan et Elrohir. Les Elfes avaient cessé de jouer un rôle actif dans les batailles. Leur temps était passé, et ils le savaient.

Tolkien dit également que dans le but de rendre justice à l’histoire de la destruction de l’anneau, une autre histoire, racontée du point de vue des Hobbits, l’histoire d’Aragorn et d’Arwen, avait dû être reléguée dans les appendices.

Mais qu’Arwen fasse irruption, au Gouffre de Helm, à la tête d’un contingent d’Elfes de la Lothlorien (les plus insulaires de tous les Elfes restant encore dans les Terres-du-Milieu), montre que le marteau alchimique du scénariste réduit l’histoire en or des Elfes s’effaçant avec le temps, à un petit morceau de métal sans valeur. En dehors de toute autre raison, cela consomme également du temps de projection. Et il y a une dernière étrangeté ici. Des rapports émanant des sites de tournage établissent qu’il y a une différence entre les vêtements des Elfes du deuxième âge, lors de la dernière alliance, et ceux des Elfes de la Lothlorien. Les Elfes du deuxième âge ont une manière de s’habiller plus brillante, plus vivante, alors que les Elfes du troisième âge sont vêtus de couleurs d’automne. La raison de cette différence ? Ce détail était destiné à illustrer leur lente désagrégation. Il semble désormais sans signification, à la lumière d’Elfes chevauchant depuis la Lothlorien pour aller porter secours à des mortels. (Une petite note : est-ce que les Elfes Sindarin, ceux de Lothlorien, ne seraient pas habillés différemment des Elfes Noldorin (les forces de Gil-Galad) de toutes façons ?

Où est-ce que je veux en venir avec tout ceci ? Mon point de vue est très général. Je ne suis pas particulièrement inquiet des spécificités concernant l’adaptation de ce film. Je le serais plutôt davantage en ce qui concerne l’approche du sujet en la matière. Peu importe que Legolas soit blond, que le Balrog ait des ailes ou n’en ait pas, que les Elfes aient les oreilles en pointe, ou que les Uruk-Hai aient des amures en plaques plutôt qu’en mailles. Ces détails sont de peu d’importance quand on compare le défi autrement plus considérable que représente la transposition de la vision littéraire d’un homme, et donc les concepts et les idées que cette vision contient, des mots écrits vers l’écran.

La maîtrise de ces différents éléments, tels que révélés par ces rumeurs, et il y a toujours de nouvelles rumeurs, ne laissent à mon avis rien présager de bon pour ce qui concerne certains aspects de ces films. En rendant ces concepts contenus dans le livre, plus visuels, il existe un danger de modification de ces concepts en quelque chose d’autre, quelque chose qui serait en désaccord avec le monde dans lequel ils étaient censés exister. De tels changements ne sont pas sans conséquences. Et à nouveau, en se concentrant sur une idée ou un ensemble d’idée, à l’exclusion d’autres considérations, tout aussi valables, on arrive à un résultat qui affecte tout l’ensemble. On finit par aboutir à des thèmes qui sont soit en contradiction directe avec la conception originale de l’auteur, soit qui n’ont aucun fondement dans un quelconque des ouvrages de l’auteur. Et ceci bien sûr donne lieu à de nouvelles difficultés qui ont besoin à leur tour d’être résolues. Et les solutions pour résoudre ces difficultés deviennent également un nouveau danger en elles-mêmes, déplaçant l’atmosphère générale de l’histoire tout entière dans une direction totalement étrangère à celle de l’original. Inventer de nouveaux scenarios, ou des éléments visuels nouveaux a des répercussions imprévisibles sur l’impression générale.

L’intrigue se dénoue, les considérations prudentes de l’auteur, en partie historiques, géographiques et émotionnelles, commencent à se dérouler.

Le marteau alchimique tombe, et l’histoire perd sa cohésion originelle. L’or devient du plomb.