INTERVIEW DE BRUCE BROWN, COORDINATEUR DES CASCADES DANS
"LE SEIGNEUR DES ANNEAUX"

(Traduction Tsoo'Dzil)



Octobre 1999
Onfilm
 

Depuis environ deux mois, Fort Dorset, une base militaire abandonnée construite sur une avancée de terre qui surplombe le port de Wellington, Nicholson Harbour, n’a cessé de résonner de bruits de guerre alors qu’une horde de figurants et de cascadeurs s’entraîne à l’art du combat dans les Terres du Milieu, en vue du tournage de l’épopée du "Seigneur des Anneaux".

Question: Quel est votre rôle dans "Le Seigneur des Anneaux" ?

Réponse: Eh bien, je suis le coordinateur des cascades en Nouvelle-Zélande. Je travaille pour la compagnie Stuntworx, que j’ai créée avec une partenaire, Elaine Newell, qui fait elle-même des cascades, et qui est aussi pilote pour la compagnie Freedom Air. Elle travaille de temps en temps pour "Le Seigneur des Anneaux", quand ses horaires de travail chez Freedom Air lui en laisse le temps.

Q: Comment avez-vous eu ce travail ?

R: J’étais déjà coordinateur des cascades sur The Frighteners (de Peter Jackson) et Jack Brown Genius (avec Peter Jackson), et j’ai aussi travaillé sur Aberration dont le producteur était Tim Sanders (également producteur du Seigneur des Anneaux). Je suppose qu’ils étaient satisfaits du travail que j’avais déjà fait avec eux précédemment.

Q: A quelle époque avez-vous eu ce travail ?

R: C’était en discussion depuis plus d’un an déjà, depuis que j’ai su que le projet allait voir le jour. J’ai une vingtaine de personnes, dont deux femmes, qui travaille sur ce film en ce moment, la plupart d’entre eux s’entraînent depuis un an, avant même de savoir si on allait décrocher le boulot, en s’entraînant pour les différentes scènes de combat, ainsi que les différentes façons de combattre, de manière à être prêts le moment venu. Ils se sont tous installés à Wellington.

Q: Est-ce qu’il y a beaucoup de cascades dans "Le Seigneur des Anneaux" ?

R: C’est le moins qu’on puisse dire... Il y des scènes de combats, de duels, des scènes de chute, des scènes d’incendie, des cascades à cheval. Evidemment c’est aussi à cause du fait que les trois films sont tournés simultanément. Il y a pas mal de personnages et différentes races de personnages aussi impliqués dans l’histoire, chacune de ces races possédant un comportement spécifique et unique. Nous essayons de saisir quelque chose qu’on n’aurait encore jamais vu, en essayant de mettre en avant le langage du corps dans les différents styles de combat.

Q: Pouvez-vous nous décrire certaines de ces cascades ?

R: Et bien, il y a des scènes où des mecs se font transpercer de flèches pendant qu’ils tombent d’une falaise dans des rapides, ou encore des personnages qui escaladent d’énormes échelles le long des murailles des châteaux, ces échelles sont repoussées en arrière alors que les envahisseurs qui sont dessus sont également criblés de flèches. Les échelles sont renversées depuis la base, et les cascadeurs tombent sur des coussins d’air. Il y a aussi des cascadeurs qui tombent du sommet des murs du château, sur des nouveaux matelas spécialement étudiés pour amortir les chutes. En principe pour les chutes de grande hauteur, on utilise un double coussin d’air. J’ai été aux Etats-Unis et j’ai acheté pas mal de nouveaux équipements, en particulier un double coussin d’air. C’est un truc équipé de deux pales de ventilateur et une couche de fond qui a 1.20 mètre d’épaisseur, et par dessus il y a une autre couche de 1,80 mètre d’épaisseur. Le tout a une surface d’environ 9 par 7,5 mètres. En principe c’est conçu pour amortir des chutes depuis 25 mètres de hauteur. Mais le problème avec les coussins d’air c’est que lors des chutes, de l’air s’échappe et le coussin s’effondre, il faut alors attendre qu’il se regonfle et reprenne sa forme. Un matelas de mousse traditionnel de gym fait environ 4 cm d’épaisseur pour une surface de 3 mètres par 1.5 mètre.

On a donc construit un matelas en mousse, avec de la mousse plus dense vers l’extérieur, avec des sections longitudinales de creux dans le sens de la longueur et de la largeur, et aussi des conduits d’air sur les côtés et aux extrémités des matelas. Quand on place deux de ces matelas de cascade l’un sur l’autre, ça permet de faire des chutes d’environ 12 mètres, ce qui veut dire qu’un cascadeur peut tomber dans le matelas, en sortir, et dans les deux secondes qui suivent, un autre cascadeur peut chuter à son tour. Cela permet d’accélérer le processus. On peut ainsi avoir dix cascadeurs qui tombent d’un mur à la fois, et dix autres tout de suite après, plutôt qu’un seul à la fois sur un coussin d’air. On a testé ces matelas jusqu’à une hauteur de 12 mètres. Au-delà, on doit revenir aux coussins d’air. Ces matelas ont été construits suivant nos indications par la Compagnie Boat Cover à Auckland.

Q: Parlez-nous un peu plus des styles de combat. Est-ce qu’ils sont reconnaissables ou vous les avez "inventé" ?

R: Ce sont des styles développés sur mesure en fonction de chaque personnage. Certains sont rampants, à la manière des cafards, d’autres sont plutôt fluides et délicats, avec des mouvements gracieux, et d’autres encore sont simplement des machines à tuer dans le genre "crash-paf-rien ne peut les arrêter".

Q: Quelle est votre conception des scènes de combat ?

R: En fait on a eu beaucoup de chance. La production a trouvé un mec qui s’appelle Bob Anderson, et qui est un expert mondial du combat à l’épée, un type étonnant - il a 77 ans et il a travaillé avec Errol Flynn. Aujourd’hui encore, il se déplace comme Bruce Lee. Quand il a une épée ou une arme à la main, il vous fait dresser les cheveux sur la tête. Il est anglais, c’est un escrimeur olympique. Il a fait tous les films de Zorro et aussi toutes les séries TV, tous les "Highlanders", il apparaît aussi dans "The First Knight" (Le titre en français m’échappe pour l’instant, c’est le film de 1995 sur le roi Arthur et Lancelot avec Sean Connery et Richard Gere) et il a aussi joué le rôle de Darth Vador dans "L’Empire Contre attaque". Il a été pris sur "Le Seigneur des Anneaux" comme maître d’armes, et coordinateur des scènes de combat, et on s’entend parfaitement.

Il a aussi plein d’explosions, et aussi pas mal d’effets spéciaux avec Steve Ingram, qui a pas mal de boulot devant lui dans la mesure où les équipements qu’il est en train de se faire construire ne sont pas de ce monde. Lui et son équipe ont construit la plus grosse machine à faire du vent qu’on n’ait jamais vu, un moteur V8 de 450 chevaux, ça va vraiment vous décoiffer...

Q: Des explosions ?

R: Oui, le magicien Saroumane est censé avoir créé une forme primitive de poudre à canon. Il y a une scène de bataille pendant laquelle les murs d’un château explosent.

Q: Est-ce que vous avez lu le livre ?

R: Oui, mais seulement depuis que j’ai su que le film allait se faire. Mon fils le plus âgé a dix huit ans et il a lu "Le Seigneur des Anneaux" quand il avait huit ans. Je n’avais pas réalisé jusqu’alors ce que j’avais manqué.

Q: Est-ce que le but est de rester au plus près du livre ?

R: Effectivement, et même dans les moindres détails.

Q: Est-ce que Peter Jackson s’est personnellement impliqué dans les scènes de cascades ?

R: Il s’est impliqué partout. Il met tout par écrit, ensuite on décompose tout et ça nous donne une scène. On la répète, on la tourne en video, en général sur un site à Wellington, qui ressemble à l’endroit de l’action - évidemment on ne va pas aller à Queenstown pour tourner une répétition quand on peut trouver quelque chose de semblable à Wellington. Ensuite, Peter regarde ce que ça donne, on discute pour voir si ça lui plaît ou s’il y a des choses qu’il veut changer, et après c’est dans la boîte. Habituellement, on fait deux ou trois bandes comme ça par semaine.

Q: Est-ce qu’il dirige ces scènes ?

R: Non, pas quand on répète. En général, c’est Bob Anderson ou moi-même qui dirigeons ce genre de tournage, de manière un peu grossière, mais de manière suffisamment précise pour que Peter puisse se faire une idée.

Q: Est-ce que votre équipe travaille avec les chevaux ?

R: Non, nous avons embauché neuf spécialistes de l’équitation, il y a des scènes de poursuite au galop, durant lesquelles personne ne tombe peut-être, mais ils vont assez vite. Il y a quelques chutes aussi, mais nous avons des spécialistes pour ça, et aussi pour les chutes de chevaux.

Q: Comment avez-vous abordé le scenario ?

R: Et bien on a commencé par décomposer le scenario, et on a travaillé sur toutes les scènes d’action. Ensuite on a établi une liste de tout le matériel dont on aurait besoin. J’ai été à Los Angeles, pas seulement pour vérifier les derniers coussins d’air qu’on avait fait fabriquer mais aussi les "béliers à air" qui sont des sortes de plates-formes. Quand vous courez dessus, elles vous projettent à 18 mètres en longueur ou 6 mètres en hauteur. J’ai aussi acheté des appareils qu’on utilise pour les chutes, et d’autres appareils pour inverser les mouvements. Plutôt que d’utiliser des coussins d’air pour les chutes, ou des mâts, on peut utiliser des "cliquets à air". Ce sont des sortes de filins qui s’attachent à un harnais dans le dos, reliés à des poulies et qui passent par des systèmes de prises, jusqu’à un cylindre pneumatique. Si dans une scène on a besoin d’avoir quelqu’un qui saute de 18 mètres, et qui tombe jusqu’au sol, frappe le sol et s’en aille, ce système permet d’obtenir une chute libre sur disons 12 mètres alors que le filin est détendu. A ce moment là, le filin se rembobine et remonte en déclenchant le système pneumatique, et fur et à mesure que la tension augmente, ça ralentit progressivement la chute. Et ça peut se régler de telle manière qu’en fait c’est comme si vous arriviez au sol en descendant juste une marche.

On a aussi acheté toutes sortes de systèmes pour les mouvements aériens. Par exemple, si quelqu’un est envoyé 18 mètres en l’air, il peut tournoyer et donner l’impression de faire des sauts périlleux. C’est pour ça qu’on utilise ces "béliers à air" et ces "cliquets à air". J’en ai rapporté quelques uns de Los Angeles et Steve Ingram est en train d’en concevoir de nouveaux. Normalement, ce genre de machine est prévue pour tirer dans un seul sens, mais il est en train d’en développer une qui marche dans plusieurs directions. On peut la contrôler dans deux directions, ce qui est unique en son genre.

Ainsi, on pourrait imaginer une scène où un personnage se tient debout sur le sol, il est frappé par exemple par un bâton magique qui l’enverrait suivant un angle de 45° à partir du sol, disons à 18 mètres de hauteur puis qui le ramènerait en arrière de 12 mètres et à la fin de la scène il revient au sol.

Q: Ca a l’air assez amusant

R: Il y beaucoup de gréments à base de cordage dans ce genre de scène, mais heureusement on a quelqu’un qui vient des Etats-Unis, qui est spécialiste de ce genre de choses et qui s’appelle Tony Snegoff.

Q: Est-ce que votre équipe de cascadeurs va augmenter ?

R: Disons qu’on a pour l’instant un noyau de 20 personnes, à partir de là on utilisera sûrement des figurants cascadeurs pour les scènes d’action, une sorte de groupe B si vous voulez, pour les séquences spécifiques, comme les batailles, lors desquelles on a besoin de nombreux cascadeurs.

Quand les armées se rentrent dedans pendant les batailles, les premiers rangs sont des acteurs et des cascadeurs, et tous ceux qui viennent derrière sont des figurants. Quand on a deux ou trois cents figurants à entraîner pour une séquence de combat, chacune des personnes de mon équipe prennent en charge une dizaine ou une vingtaine de figurants et leur enseignent un style de combat. Après ils les remettent tous ensemble, et ils surveillent chaque groupe qu’ils ont entraîné pendant le tournage de la scène.

Ca peut être assez dangereux parce que les figurants peuvent vous blesser pendant qu’ils manipulent des lames pendant les attaques et les parades.

On examine tous les figurants lors d’auditions pour être sûrs qu’ils sont d’un caractère assez stable. Quand les gens du casting les font revenir pour une seconde audition, on leur met une épée dans les mains, on les place par groupes de deux, et on leur fait faire quelques mouvements de parade et de riposte. On peut ainsi très rapidement se rendre compte de leur coordination et de leur savoir-faire. Certains d’entre eux sont catalogués: HORS DE QUESTION. NE DOIT EN AUCUN CAS APPROCHER UNE ÉPÉE.

Les armes ont été conçues et construites par Richard Taylor de WETA (la compagnie qui s’occupe des effets spéciaux sur ce films - voir adresse de leur site sur la page Liens), ce qui a pris plusieurs mois. Il conçoit leur dessin d’après les indications de Peter Jackson. Il y en a de nombreuses qui sont uniques et c’est ce que voulait Peter, des armes qu’on n’aurait jamais vu avant. La période dans laquelle l’histoire est censée se passer - la pré-histoire dans les Terres du Milieu - précède les époques que nous connaissons, ainsi que tous les styles de combat que nous connaissons aujourd’hui. On voudrait que le public en regardant ces scènes puisse se dire "voilà à partir quoi les techniques de combat actuelles ont évolué".

Q: Ces techniques ont été spécifiquement développées, plutôt que d’avoir recours à du karaté traditionnel ou ce genre de choses ?

R: Exactement ! Du combat très naturel et réaliste. Il n’y aura rien de comparable à ce qu’on peut voir dans des scènes débiles de certaines séries télé, où un acteur fait cinq sauts périlleux arrière quand il se prend un coup de poing dans la tête.

Bob Anderson dit que la qualité des armes est la meilleure qu’il ait vu dans sa carrière. Certaines sont en caoutchouc, d’autres en matériau composite, en aluminium, en kevlar et en fibre de carbone, mais en tout cas, elles peuvent faire de sacrés dégâts. Il n’y a pas eu de blessures graves jusqu’à présent, juste quelques petites égratignures et des hématomes parmi les gens de mon équipe, mais c’est ce qui arrive quand on pousse les choses un peu trop loin. On a très peu de marge d’erreur, et on travaille en réduisant encore cette marge pour que les choses paraissent vraies devant la caméra.

Q: Est-ce que vous pouvez parler des lieux de tournage ?

R: Oui, on travaille partout. Vous savez, on est bien soignés. Peter Jackson semble préférer travailler le plus possible avec les mêmes gens, et il sait comment les rendre heureux. Il n’élève jamais la voix, ne perd jamais le contrôle de lui-même. Il est ouvert et c’est vraiment très appréciable quand vous faites un travail de cascades. Vous pouvez lui proposer des trucs, et si ça ne lui plaît pas, il le dit. Si ça lui plaît, son visage s’illumine.